29 octobre 2009
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LE LIEN ARMÉE-NATION: UN CAS D'ÉCOLE
Cela est maintenant officiel, deux familles de soldats tués lors de la bataille d’Uzbin (18-19 août 2008) vont porter plainte (1). En première ligne de cette démarche inédite, nous trouvons la famille LE PAHUN dont Julien – en tête de la patrouille de reconnaissance - fut l’un des tous premiers à tomber lors de l’embuscade meurtrière de l’été dernier. Ces dix morts en un seul affrontement ont marqué les esprits, et les réactions médiatiques comme de l’opinion publique ont été vives.
Plus d’un an après ce tragique événement - dont Frédérique PONS nous reconstitue l’enchaînement quasi minuté des faits dans son ouvrage “Opérations extérieures: Les volontaires du 8e RPIMa, Liban 1978-Afghanistan 2009” -, l’onde de choc ne s’atténue pas en dépit du reflux émotionnel inhérent à la mise en scène de l’information dans notre société. La récente polémique liée au rôle tenu par les services secrets italiens dans ce secteur de Sarobi, juste avant la relève des forces italiennes par les forces françaises, l’a encore illustrée.
Ce sont, cependant, les conséquences militaires – peu visibles pour le public non averti – qui ont été parmi les plus importantes, car les dix tués l'ont été dans un contexte de combat direct avec les Talibans. Sur les 36 soldats français tombés en Afghanistan depuis le début de notre engagement, la grande majorité l'a été, en effet, soit par accidents soit par IED. Le RETEX de la bataille a, donc, été très rapide, et il a conduit à des modifications sensibles du dispositif militaire français en Afghanistan: envoi de pièces d’artillerie CAESAR, envoi de drones et d'hélicoptères en plus grand nombre, achat de missiles FGM 148 Javelin aux Américains, augmentation de l’infanterie et de ses soutiens directs au sein des nouveaux GTIA, amélioration du matériel des combattants… La faiblesse de la reconnaissance aérienne des lieux, comme du soutien d’artillerie, ont été parmi les principaux facteurs d’explication de nos pertes ce jour-là.
Il y a cependant plus grave selon les familles. Différents faits et sources (témoignages des soldats et de leur hiérarchie, enquêtes réalisées par les parents eux-mêmes, mutations d’officiers…) attesteraient d’une somme de dysfonctionnements et de manquements dans l’organisation et la préparation de la patrouille du 18 août (2). Ce sont ces dysfonctionnements et ces manquements, que les parents de Julien LE PAHUN, principalement, veulent connaître. Face au silence des autorités politiques et militaires, ils ont décidé de déposer plainte non pas contre l’État ni l’Armée, mais contre trois officiers qu’ils estiment directement responsables du fait de leur incompétence. Désirant distinguer ces trois officiers du reste de l’Armée - qu’au demeurant ils soutiennent pleinement dans son engagement en Afghanistan et, d’une manière générale, dans toutes les autres OPEX -, les LE PAHUN veulent montrer qu’il ne peut y avoir d’impunité en cas de fautes graves au sein d’une armée démocratique.
Leur démarche pose, cependant, de redoutables problèmes. Les situations de combat sont toujours des contextes de tension paroxystique où les événements s’enchaînent très rapidement sans que les acteurs en aient une vision toujours claire et compréhensible (le fameux “brouillard de la guerre”…). Tout en recevant la douleur de celles et ceux qui veulent savoir après coup, il y a le risque immense de faire du hors contexte, et de vouloir reconstruire a posteriori des actions qui ont dû être menées avec des informations incomplètes et un matériel insuffisant sur le moment.
Il n'est pas dans le propos de notre blog de prendre parti sur le bien fondé ou non de l'initiative de ces deux familles. Il est, en revanche, de notre travail d’éducation à l’Esprit de Défense de poser les questions de fond qui se cachent derrière ce genre de démarche, et qui touchent directement le lien entre la Nation et son Armée. La mise en danger de la vie d'autrui est inhérente à toute situation de guerre. Disposer de la vie de ses subordonnés est le propre du commandement militaire, ce qui ne veut pas dire qu'il en fait ce qu'il veut... Cette pesée sur la vie des autres fonde la spécificité du métier des armes, et explique très certainement qu'être militaire n'est pas seulement qu'un métier... Par son essence même, la guerre ne permet pas d’envisager hier comme aujourd’hui, ni demain, le “zéro mort”. Toute mission de guerre - et la reconnaissance d’Uzbin en était une – comporte fatalement des risques mortels que le commandement et la société doivent savoir accepter.
La judiciarisation de la guerre peut, par ailleurs, avoir pour conséquence de développer une inhibition néfaste au sein de nos forces armées, propre à remettre en cause tout esprit offensif ou d’initiative sur le terrain. Ce qui pourrait provoquer bien plus de morts à l’avenir dans des actions de type Uzbin, si ce n’est - perspective véritablement catastrophique pour notre Démocratie - une incapacité encore plus forte à pouvoir livrer et gagner une guerre, fut-elle juste…
L’Armée, quant à elle, doit être en mesure de sanctionner efficacement l’impéritie des siens, si celle-ci est avérée (3), et à le faire savoir clairement dans une société de communication où tout finit par se savoir. Ce que demandaient sans doute les LE PAHUN. L'Armée et l'État peuvent-ils, cependant, tout révéler en temps de guerre? Qui plus est à l'âge de ces guerres asymétriques qui font des médias LE véritable champ de bataille?
Tout en nous associant à la douleur de la famille LE PAHUN – que nous connaissons personnellement par ailleurs, et pour laquelle nous témoignons la plus grande et la plus sincère affection -, espérons que cette nouvelle affaire soit honnêtement présentée et analysée par les médias. Que les graves questions qu’elle soulève soient aussi clairement comprises par une opinion publique si éloignée des affaires afghanes dans cette deuxième bataille d‘Uzbin qui commence.
(1) Les parents du soldat Julien LE PAHUN et l’ex-épouse du Sergent Rodolphe PENON. Lire aussi les développements du blog Secret Défense, notamment l'analyse du Cabinet de Barner qui y est rapporté.
(2) Jean-Dominique MERCHET, dont la qualité des sources n'est pas à remettre en question, relativise la question des fautes commises. Le journaliste de Libération pencherait davantage pour un état général d'impréparation des forces françaises alors envoyées à ce moment en Afghanistan.
(3) Si l'Histoire peut, en effet, nous donner des exemples d'incompétence du commandement militaire ayant conduit à des catastrophes, il est à rappeler que la guerre est tout sauf une science exacte. Qu'il faille reconnaître qu'en de nombreux cas, les conflits ont fait mentir les écoles doctrinales et stratégiques qui, durant des années, ont tenté d'en prévoir le déroulement. Le principe du RETEX participe justement de la remédiation que l'institution militaire porte sur elle-même. À travers enquêtes et analyses au plus près du terrain, l'Armée reconnaît ses insuffisances et en tire les enseignements immédiats afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs à l'avenir.